Benoît Collombat: «Dulcie September devenait trop gênante pour ce qu’elle dénonçait sur les ventes d’armes» au régime d’apartheid

Benoît Collombat: «Dulcie September devenait trop gênante pour ce qu’elle dénonçait sur les ventes d’armes» au régime d’apartheid

RFI
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C’est l’un des plus grands dénis de justice de l’histoire de la Françafrique. Trente-six ans après l’assassinat en plein Paris de Dulcie September, la représentante en France de l’ANC de Nelson Mandela, on ne sait toujours pas qui a commandité ce crime et qui l’a exécuté. L’enquête continue. Et beaucoup se demandent si les services secrets français n’ont pas été complices du régime d’apartheid d’Afrique du Sud. Aux éditions Futuropolis, Benoît Collombat et Grégory Mardon viennent de publier un roman graphique, qui s’intitule tout simplement Dulcie. Benoît Collombat est notre invité.

RFI : Depuis son assassinat, il y a 36 ans, beaucoup pensent que Dulcie September a été ciblée par le régime d'apartheid d'Afrique du Sud. Mais dans votre livre-enquête, vous ouvrez beaucoup d'autres portes. Qu'est-ce qui vous fait penser qu'il y avait sans doute d'autres commanditaires ? 

Benoît Collombat : En fait, c'est en enquêtant sur cette histoire que je me suis aperçu que c'était une affaire d'État au pluriel, c'est-à-dire que Dulcie September dérangeait aussi les affaires de la France, qui l’avait accueillie puisqu'elle représentait l’ANC en France. Elle dérangeait évidemment le régime de l'apartheid et elle gênait y compris dans son propre camp, au sein de l'ANC, parce que Dulcie September dénonçait le contournement de l'embargo et les ventes d'armes qui continuaient entre la France et l'Afrique du Sud. Et ça, évidemment, ça déplaisait beaucoup, y compris au sein de l'ANC qui préparait l'avenir.

Dix ans après son assassinat, Eugène de Kock, le chef d'une unité secrète de la police d'apartheid, témoigne à Pretoria devant la Commission sud-africaine vérité et réconciliation. Il dit que c'est lui qui a commandité le crime et que celui-ci a été exécuté par deux mercenaires, dont un Français, Jean-Paul Guerrier, qui, à la même époque, avait fait le coup de feu aux Comores avec Bob Denard. Est-ce que cette déposition vous paraît crédible ? 

Oui, en tout cas, c'est une déclaration à prendre au sérieux et c'est tout le problème dans cette histoire, c'est que cette piste-là, donc, en l'occurrence, d'un mercenaire proche de Bob Denard, Jean-Paul Guerrier, n'a pas été explorée par la justice française. Il y a eu une enquête, une ouverture d'information judiciaire, après l'assassinat de Dulcie September, elle n'a duré que quatre ans. Un non-lieu a été prononcé en 1992. Quatre ans, c'est très peu pour une affaire tentaculaire comme celle-là, et elle a exploré très peu de pistes.

Est-ce qu'on sait si Jean-Paul Guerrier est encore vivant ?

On l'ignore. Il s'est volatilisé. C'est un peu le fantôme de l'affaire Dulcie September. Certaines rumeurs disent qu'il serait peut-être en Afrique du Sud, mais au moment où je parle, il n'y a absolument aucune preuve de cela.

La question que pose votre livre, c'est : les services secrets français ont-ils été complices, voire plus, dans l'assassinat de Dulcie September ? Quels sont les indices à ce sujet ? 

Au minimum, la France savait qu'il se tramait quelque chose et n'a rien fait, ce qui est déjà beaucoup, c'est-à-dire que cela pourrait être considéré comme une complicité passive, en quelque sorte. Quels sont les faits ? Dulcie September était surveillée, elle était menacée, elle était placée sur écoute, elle avait des appels malveillants, elle avait été déjà agressée à plusieurs reprises. Dulcie September avait demandé une protection policière aux autorités françaises. Elle ne l'a pas obtenue et donc, elle était seule. Et elle alerte au sein de l'ANC sur ses découvertes au sein des offices d'armement, cette coopération nucléaire, et les chefs de l'ANC, à l'époque, notamment au bureau de Londres, ne l'entendent pas et ne la soutiennent pas. Donc elle est seule, elle est menacée et elle est lâchée.

Et puis, vous citez le patron de la DGSE française de l'époque, les services secrets français, le général Mermet, qui vous a appelé il y a un an au téléphone et qui vous a dit : « À l'époque, on n’avait aucun intérêt à ce que Dulcie September soit éliminée, en plus sur le sol français. Cela aurait été irresponsable. Voyez à qui a profité le crime. »

Oui, alors bon, j'ai envie de dire, chacun est dans son rôle et évidemment, le patron des services secrets à l'époque ne peut pas dire autre chose. Mais on a présenté cet assassinat au départ comme une action des commandos de la mort [sud-africains] en Europe. Mais en fait, quand on regarde, Dulcie September est la seule représentante de l'ANC assassinée en Europe. Donc elle était vraiment ciblée, c'était elle qu'on visait et pourquoi elle était ciblée ? C'était un grain de sable. En fait, elle devenait trop gênante par rapport à tout ce qu'elle dénonçait sur ces ventes d'armes, interdites depuis une résolution des Nations unies de 1977.

Alors on sait donc que, quatre ans après le crime, la justice française a prononcé un non-lieu. Mais depuis cinq ans, la famille de Dulcie September tente de relancer l'affaire. Deux fois, elle a porté plainte devant la justice française, deux fois, elle a été déboutée. Est-ce qu'on est dans une impasse ? 

Oui et non, parce que les choses bougent. Aujourd'hui, la famille de Dulcie September a une position très offensive, elle veut connaître la vérité et pour cela, vraiment, elle se démène. Donc oui, il y a une première tentative en 2019, ça n'a pas abouti. La justice française a considéré que c'était irrecevable. Et dans un deuxième temps, la famille a déposé une plainte pour faute lourde et déni de justice contre l'État français. Elle a été déboutée dans un premier temps, mais elle a fait appel, donc l'affaire suit son cours. En revanche, en Afrique du Sud, l'affaire a été relancée. En décembre 2022, une unité de police anti-corruption, les Hawks, a rouvert un dossier judiciaire autour de l'affaire Dulcie September. On ne sait pas jusqu'où ça ira et l'une des questions, c'est de savoir : est-ce que les autorités françaises vont coopérer ou pas avec Pretoria ?