L’utopie selon le romancier sierra-léonais Ishmaël Beah [Rediffusion]

L’utopie selon le romancier sierra-léonais Ishmaël Beah [Rediffusion]

RFI
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Ancien enfant-soldat, le Sierra-Léonais Ishmaël Beah s’est fait connaître en publiant Le chemin parcouru, un récit autobiographique poignant sur la guerre civile, ses ténèbres et sa brutalité. Il est aussi l’auteur de deux romans : Demain le soleil, paru en 2015 et La petite famille qui vient de paraître en traduction française.

« Là d’où je viens tout a été détruit. C’est en prenant conscience du pouvoir réparateur des mots que je me suis lancé dans l’écriture. La rédaction de mes livres, en particulier le récit autobiographique de mes années d’enfant-soldat, m’a permis de me reconnecter avec mon humanité et de surmonter l’impact des tragédies que j’ai vécues. Écrire m’a permis de renaître à la vie et d’imaginer la liberté. Tous les matins, lorsque je m’assois à mon bureau pour noircir les pages, je m’entraîne à la liberté afin qu’on ne puisse plus m’enchaîner. Sur les ailes de mon imagination, je m’envole vers des destinations qui m’appellent. »

Pour l’écrivain d’origine sierra-léonaise, Ishmaël Beah, que nous venons d’entendre, l’écriture a été une école de liberté et de survie. Cet ancien enfant-soldat aime à répéter comment la pratique de la poésie des mots lui a permis de s’arracher aux traumatismes de la guerre.

Puissance d’évocation

Ishmaël Beah s’est fait connaître en février 2007 en publiant son récit autobiographique Le chemin parcouru dans lequel il raconte avec une puissance d’évocation rare ses années d’enfant-soldat sur fond de la terrible guerre civile sierra-léonaise. En 1991, quand la guerre a éclaté, l’adolescent avait tout juste 11 ans. Enrôlé de force dans l’armée gouvernementale, embrigadé, formé pour se venger des rebelles qui avaient abattu ses parents, il était devenu une machine à tuer sous l’emprise des drogues puissantes, des amphétamines et d’un lavage de cerveau particulièrement efficace.

Son salut, Ishmaël Beah le doit aux équipes de l’Unicef qui l’ont arraché aux enfers de la guerre civile, avant de le confier à un centre de réhabilitation pour qu’il se reconstruise. Sa renaissance à la vie, son adoption par une Américaine, sa vie ensuite aux États-Unis où il a renoué avec l’adolescence, les études et la normalité, l’écrivain les a racontés dans son récit de témoignage qui a connu un succès mondial. L’ouvrage a été traduit en quarante langues et vendu à près d’un million d’exemplaires.

Quadragénaire aujourd’hui, l’homme a mûri et a regagné son continent natal où il s’est installé avec femme et enfants. Il est aussi l’ambassadeur de l’Unicef et donne des conférences dans le monde entier pour attirer l’attention sur la cause des enfants victimes de la guerre. Il a surtout continué d’écrire, passant du témoignage à la fiction historique et sociale qui, explique-t-il, lui « donne une plus grande marge de manœuvre pour jouer avec les mots, la langue, la structure. [...] Le témoignage était plus douloureux à rédiger car je connaissais la fin, alors que dans les romans il y a place pour l’invention et l’imagination », ajoute-t-il.

Ishmaël Beah est aujourd’hui l’auteur de deux romans. Son deuxième roman, La petite famille, est paru récemment en traduction française, aux éditions Albin Michel.

Une nature luxuriante

« Si vous marchez en direction d’un champ à la lisière de la petite ville de Foloiya après le réveil du soleil dans le ciel, vous entendrez la brise siffler sur les herbes hautes, écartant leurs brins secs et verts au fil de son avancée. À moins que vous ne pensiez qu’il s’agit du bruissement d’une personne cachée dans les vastes fourrées. Au bout de ce champ, vos yeux se posent soudain sur le visage d’un garçon au milieu des herbes, lequel est plongé dans l’observation de quelque chose. Vous tentez de savoir quoi, de suivre son regard à la trace, mais vous ne remarquez rien… »

Ainsi commence La petite famille. L’extrait est représentatif de l’écriture à la fois poétique et précise d’Ishmaël Beah. Le passage fait partie du prologue qui est une invitation aux lecteurs à pénétrer dans l’univers préservé des protagonistes du roman, loin des bruits et la poussière des grandes villes. On est quelque part dans un pays d’Afrique jamais nommé, au cœur d’une nature luxuriante. Cette dernière est signifiée dans le récit par « les herbes hautes » et « les clairières ceintes de palmiers et de baobabs ». Le site n’en est pas moins marqué par la violence et la brutalité sociales que symbolise l’épave d’avion que l’auteur a imaginée pour servir de foyer à ses protagonistes.

L’avion existe réellement, comme l’explique Ishmaël Beah : « S’il fait encore jour lorsque vous atterrissez à l’aéroport de Lungi, à Freetown, et vous regardez par les hublots de gauche de l’avion, dans le sens de l’atterrissage, vous verrez, dans la brousse, la carcasse d’un avion, avec le drapeau sierra-léonais dessiné sur la carlingue. J’ai l’impression qu’il a été toujours là. Je suis tellement habité par cet avion abandonné que lorsque j’ai voulu écrire mon roman La petite famille, l’idée m’est venue spontanément d’en faire le chez-eux de mes personnages d’adolescents réunis par leurs infortunes. Depuis la parution du roman il y a deux ans, les voyageurs débarquant à Lungi, qui ont lu mon livre, ne manquent pas de jeter un coup d’œil vers les bas-côtés de la piste pour voir si l’appareil est toujours là. Avant, personne ne lui prêtait attention… »

Un roman dickensien 

L'intrigue du roman est construite autour de cinq garçons et filles qui ont élu domicile dans l’avion abandonné. Orphelins, ils ont tous été victimes des aléas de la vie, même si l’auteur a choisi de les définir par leur ici et maintenant plutôt que par leur histoire. Elimane, l’aîné du groupe, est un lecteur passionné de Shakespeare, qualifié de « Monsieur la Tête » par ses camarades. Khoudiemata est révoltée et maternelle, Ndevuei et Kpinda sont bagarreurs et sportifs, et la très jeune Namsa, fraîchement débarquée, est fragile.

Ensemble, ils ont créé une société alternative, quasi utopique, fondée sur une économie de subsistance et régie par les valeurs de la solidarité. Or, cet alter monde résistera-t-il aux assauts répétés de la grande ville dont le vacarme et la superficialité menacent son équilibre ? Telle est la question qui est au cœur du beau second roman d’Ishmaël Beah.

Roman dickensien, La petite famille frappe par la lucidité de sa critique de la société africaine inégalitaire où les plus vulnérables sont abandonnés à leur sort. Son économie de moyens, sa narration maîtrisée et son empathie pour les petites gens imposent son auteur comme l’héritier montant des Ngugi wa Thiong’o, des Nuruddin Farah, des Mongo Beti, maîtres incontestables du roman social africain.

 La petite famille, par Ishmaël Beah. Traduit de l’anglais par Stéphane Roques. Albin Michel, 320 pages, 22,90 euros.