Récit d’une quête d’émancipation, sous la plume du Tanzanien Adam Shafi Adam
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Conscience politique et connaissance de soi sont les deux principaux thèmes des Indociles, un roman en langue swahili qui vient d’être traduit en français. Son auteur Adam Shafi Adam, originaire du Zanzibar en Tanzanie, est l’une des grandes voix des lettres swahili.
« Dès qu’elle eut ses premières règles, Yasmin fut donnée en mariage. Comme elle, son mari appartenait à la communauté des Ithnasiria et il habitait dans son quartier, à Mtendeni. C’était un mari qui ne lui ressemblait en rien, ni par l’âge, ni par le tempérament. Là où Yasmin n’était qu’une gamine de quinze ans, Bwana Raza, son mari, était déjà un petit vieux de cinquante-deux ans. Là où Bwana Raza, son mari, était déjà usé par les années, Yasmin n’était encore qu’une jeune fille encore en herbe, qui ne connaissait rien à la vie. »
Ainsi commence Les Indociles, le nouveau roman traduit en français de l’écrivain tanzanien de langue swahili Adam Shafi Adam. Ce dernier n’est pas totalement inconnu du public francophone qui avait pu lire dès les années 1980 un premier roman sous sa plume, avec pour titre Les Girofliers de Zanzibar. Considéré comme l’un des textes fondateurs de la littérature moderne swahili, ce roman racontait la révolution de janvier 1964 qui marqua la fin définitive du régime féodal à Zanzibar.
Les Indociles s’inscrivent dans la même veine politique et historique, si caractéristique de la fiction d’Adam Shafi Adam, si l’on croit sa traductrice. Aurélie Journo : « Adam Shafi Adam est reconnu pour son écriture qui s’intéresse beaucoup aux questions politiques et aux événements historiques aussi qui sont liés à la révolution du Zanzibar par exemple dans 'Les girofliers du Zanzibar', la grève des dockers dans 'Kuli', un de ses autres romans. Je le vois comme quelqu’un qui s’intéresse toujours à saisir une atmosphère politique, une situation politique ou historique par le prisme de personnages qu’on pourrait qualifier d’ 'ordinaires', qui doivent continuer à vivre dans des situations, des circonstances historiques en constant bouleversement. »
Langue nationaleNé en 1940 à Zanzibar, archipel aujourd’hui rattaché à la Tanzanie, Adam Shafi Adam est l’une des voix majeures des lettres swahili contemporaines. Issu du métissage de l’arabe et les langues bantoues parlées sur les côtes de l’océan Indien, le swahili possède une tradition littéraire ancienne et a vu éclore, depuis le XIXe siècle, une littérature moderne, partagée entre poésie, fiction, théâtre et récits autobiographiques. Au XXe siècle, la Tanzanie, avec la proclamation du swahili comme langue nationale, a été le creuset d’une production littéraire aussi foisonnante que diversifiée.
Grand roman d’amour, de fuite et d’apprentissage, Les Indociles évoque les années 1950-60, lorsque la Tanzanie livrait une lutte acharnée au colonisateur britannique, aspirant à retrouver rapidement son indépendance. Le héros du roman, Denge, jeune intellectuel formé en Russie communiste, est engagé corps et âme dans cette lutte anti-coloniale.
Or, l’« indocilité » que dépeint Adam Shafi Adam dans son roman n’est pas seulement politique, elle est aussi et peut-être surtout sociale. Le récit est raconté ici du point de vue de Yasmin, jeune femme indienne vivant au ban de sa communauté, et de son amie Mwajuma, femme swahili au grand cœur. Celle-ci n’a pas hésité à accueillir sa voisine indienne dans son minuscule taudis situé au cœur du quartier populaire de N’Gambo, lorsque Yasmin s’est enfuie de chez son mari commerçant, deux fois plus âgé qu’elle. Les deux femmes sont désormais inséparables, avec Mwajuma initiant son amie aux plaisirs de la vie swahili, notamment au taarab, ces spectacles participatifs, au carrefour du théâtre et de la musique, qui dominent la vie culturelle à Zanzibar.
C’est d’ailleurs chez Mwajuma que Yasmin fait la connaissance de Denge, dont elle tombera éperdument amoureuse, mais leur amour se révèlera impossible, car la vie de Denge est régie par les impératifs de la cause politique. Son engagement lui vaudra emprisonnements, tortures et exils, l’éloignant à tout jamais de son amante. Le roman raconte comment, laissées à elles-mêmes, les deux femmes devront trouver leur chemin vers le bonheur et la réalisation de soi. Elles se révèlent être deux femmes puissantes qui s’arrachent aux règles de leurs communautés respectives afin de vivre pleinement leur liberté d’initiative et d’action.
« On a ici tous les ingrédients d’un grand roman féministe », explique la traductrice Aurélie Journo. Et de poursuivre :« C’est un des rares romans où le protagoniste principal est une femme, une femme indienne de surcroît, à une époque où la ségrégation raciale et sociale était très forte. Il y a quand même quelque chose de très fort qui va se développer entre Yasmin et Mwajuma qui, elle, est swahilie. Je pense que l'objectif d'Adam Shafi est de mettre en lumière la condition féminine de son époque et de rendre hommage aux femmes. Peut-être que le féministe n’est pas le bon terme, mais en tout cas, l’ambition de l’auteur est manifestement de faire une place dans la littérature à des personnages féminins. »
Militant et jouissif
« 'Les Indociles' soutient la traductrice, est l’un des romans les plus réussis d’Adam Shafi, par son ampleur, par son écriture, par sa polyphonie ». On est loin ici du récit naïf aux airs de conte de fées comme dans Les Girofliers de Zanzibar. C’est un roman social à la Zola, un récit à la fois militant et jouissif.
Toutefois, la véritable originalité de ce récit, campé au carrefour du social et du politique, est peut-être à chercher dans sa narration où se mêlent inextricablement l’idéal de la libération collective et la quête de l’émancipation personnelle incarnée dans le roman par les protagonistes féminins, Yasmin et Mwajuma.
« C’est tout à fait ça », acquiesce Aurélie Journo. Et de poursuivre : « Dans ce roman, la liberté collective d’un peuple qui cherche à se libérer du joug colonial va de pair avec la quête de Yasmin d’une émancipation personnelle. Yasmin, c’est un personnage qui évolue grandement tout au cours du roman ; d’une jeune fille qui rêve d’amour elle devient une camarade de Denge dans sa lutte pour l’indépendance. Il y a vraiment ce cheminement vers l’émancipation qui est tout à la fois personnelle et politique et collective. Ce n'est pas un hasard que les deux se fassent écho et se nourrissent l’un et l’autre dans ce roman. »
Cette intelligence narrative, à laquelle fait référence la traductrice, est pour beaucoup de connaisseurs des lettres swahili, la principale marque de fabrique de l’œuvre d’Adam Safi Adam, le maître-conteur de Zanzibar.
Les Indociles, par Adam Shafi Adam. Traduit du swahili par Aurélie Journo. Editions Project’îles, 376 pages, 17 euros.